Est-ce que la recherche se programme en temps de crise ?
Par Philippe Freyssinet
Directeur de la Stratégie et de la Recherche du BRGM
Ancien directeur général adjoint de l’Agence Nationale de la Recherche
Le paradoxe de la programmation de la recherche en temps de crise
Qui-a-t-il de commun entre une pandémie, un effondrement du système économique, un séisme de grande ampleur, un cyclone majeur ? Ces phénomènes déclenchent tous des crises de portées locales ou globales. Ils entraînent temporairement des bouleversements sociétaux majeurs, entre deux périodes stables: l’avant-crise et l’après-crise. Comme en temps de guerre certaines valeurs de la société sont bouleversées, des droits fondamentaux sont suspendus. Comment les systèmes de recherche réagissent dans ces périodes ? Quelle recherche pratiquer dans ces conditions, alors que la priorité doit être donnée à l’opérationnel et à l’immédiateté ? Enfin peut-on programmer la recherche en temps de crise ?
La programmation de la recherche, notamment dans les agences de financement, est abordée comme une organisation du temps long. C’est une méthode de management de la recherche qui est itérative. Elle consiste par essence d’abord à se baser sur des états de l’art, puis des prospectives scientifiques et techniques, afin d’identifier des verrous scientifiques et technologiques et enfin de cibler des priorités à financer le plus souvent par le biais d’appels à projets compétitifs. L’objectif est de concentrer des moyens humains et/ou financiers dans un temps de plusieurs années afin d’accélérer la recherche ou le développement technologique autour de quelques priorités par rapport à un champ des possibles beaucoup plus vaste. La temporalité des programmations scientifiques est toutefois très dépendante des secteurs scientifiques, cela peut viser des cycles de quelques années comme en sciences du numérique, à plusieurs décennies dans l’énergie.
En période de crise, tous ces schémas de management de la recherche sont remis en cause. La notion de programmation pluriannuelle de la recherche, l’anticipation sur des priorités scientifiques émergentes perdent de leur importance. Et pourtant l’histoire des sciences, nous montre que la connaissance peut considérablement accélérer en temps de crise. L’empirisme reprend des couleurs, par rapport aux approches théoriques et de modélisation.
Il y a un réel paradoxe à vouloir programmer de la recherche en temps de crise et pourtant cela peut s’avérer utile et pertinent, à l’instar de ce que l’on observe en ce moment à l’occasion de la pandémie du Covid-19.
Que font les agences de financement de la recherche en temps de crise ?
La plupart des agences de financement de la recherche (NSF, ANR, UKRI, etc.) ont lancé des initiatives en réponse à la crise du Covid-19. La NSF a déployé son instrument appelé RAPID[1] (Rapid Response Research), il permet de financer des projets de recherche d’un montant limité sur une thématique répondant à un contexte d’urgence comme décrit dans les textes de la NSF : « The RAPID funding mechanism is used for proposals having a severe urgency with regard to availability of, or access to data, facilities or specialized equipment, including quick-response research on natural or anthropogenic disasters and similar unanticipated events ».
L’ANR a depuis 2010 un système similaire appelé ANR Flash[2]. Cet instrument de financement, permet de déroger à la programmation pluriannuelle. Il s’agit de déployer des financements dans un contexte de crise à l’initiative de la direction et à titre exceptionnel, des fonds de la programmation sa budgétaire. Lors de la crise des subprimes de 2008, des besoins de recherche étaient exprimés par la communauté scientifique, mais à l’époque la jeune agence n’avait pas les moyens d’intervenir hors d’un cadre programmatique rigide et pluriannuel dûment approuvé par son conseil d’administration. Le concept d’ANR Flash est donc né d’un retour d’expérience, et a été déployé pour la première fois lors du séisme d’Haïti en 2010. Il a été activé à la demande de la communauté des sciences de Terre et tout particulièrement du CNRS/INSU. Cette procédure a été justifiée pour financer « des recherches nécessitant l’acquisition d’informations et de données rares et permettant la production résultats scientifiques inédits en lien avec un évènement dont l’ampleur et la rareté sont exceptionnelles ». La notion de contexte exceptionnel et d’urgence des observations et données à acquérir pour la science dans une situation fugace est centrale et justifie pleinement que des approches spécifiques soient mises en œuvre par les agences de financement.
Le second appel ANR Flash a eu la particularité d’être bilatéral entre l’ANR et son homologue japonaise JST en 2011 à l’occasion de la catastrophe de Fukushima. Un appel Flash Asile sur la crise migratoire de 2016 a été dédié à des problématiques de sciences humaines et sociales. Un appel Flash Ouragans (2017) a été ouvert à la suite des événements dans les Petites Antilles et le golfe du Mexique et plus récemment le Flash Sargasses (2019) pour face à la problématique des échouages massifs dans les Caraïbes. Ces appels ont engagé des budgets modestes inférieurs à 2M€ en général. Seuls les deux appels Flash Codid-19 sont d’une ampleur significative avec près de 15M€ mobilisés à ce jour.
Les instruments de l’ANR comme celui de la NSF et de UKRI visent essentiellement à accélérer les procédures scientifiques et administratives, mais sans modifier en profondeur leur mode de sélection sous forme d’appels à projets avec évaluation par les pairs.
Le retour d’expérience des premiers appels ANR Flash permet plusieurs observations :
- Les projets sont souvent plus courts (moins de 2 ans) avec des consortiums plus ramassés, mais avec des schémas collaboratifs et de construction des projets analogues aux appels standards. Ce n’est pas surprenant car ils sont montés dans l’urgence et les relations préétablies entre équipes de recherche prévalent.
- On constate que ces appels projets présentent un caractère nettement plus interdisciplinaire que les appels conventionnels. Ils impliquent généralement sciences dures et sciences humaines et sociales à un bon niveau d’intégration des problématiques scientifiques. L’élaboration des questions de recherche focalisées autour d’un objet bien défini – la crise et ses conséquences – facilite grandement la démarche d’interdisciplinarité à l’échelle d’un programme, les projets restant généralement centré sur un cœur de disciplines.
- Il n’existe a priori pas d’évaluation d’impact ou bibliométrique des projets financés via ce type d’instrument, mais la production scientifique semble analogue, voire supérieure à des projets standards du fait du caractère exceptionnel des objets observés.
- Le contexte d’urgence agit comme un facilitateur à la fois pour la prise de décision au plus haut niveau et la sphère politique appuie la démarche, car elle y trouve notamment un écho médiatique et permet un alignement de communication entre le tempo de la crise et celui de la science. On l’observe nettement dans le cadre de la crise du Covid-19.
- Les appels à projets de type Flash ou RAPID peuvent être des outils de diplomatie scientifique. Ainsi dans le cadre de l’appel Flash faisant suite à la catastrophe de Fukushima, il a été possible de trouver en quelques jours un accord bilatéral entre la France et le Japon pour financer des projets internationaux de haut niveau en science de la Terre, mais également pour évaluer l’impact environnemental de l’accident de Fukushima. Idem lors du séisme d’Haïti, où malgré le contexte d’un pays et d’un Etat ravagés, il a été possible d’obtenir des autorisations pour mener à bien des recherches sur le terrain et cela conjointement avec la NSF. Le retour en terme d’image internationale pour l’ANR et pour la communauté scientifique impliquée a été très positif.
Quelle perspectives ?
Le retour d’expérience montre que des actions de programmation de la recherche en temps crise semblent utiles et pertinentes. On observe toutefois que les agences de financement ne modifient pas fondamentalement leurs approches méthodologiques. Elles se contentent d’accélérer leurs processus pour subventionner des projets de facture relativement conventionnelle.
Il existe pourtant quelques pistes que les agences de financements devraient explorer ou renforcer. Le temps de crise n’est pas le temps conventionnel, la recherche ou les utilisateurs de la recherche peuvent avoir des besoins spécifiques.
Intégrer la recherche sur la gestion des crises et de la sécurité dans les programmations des agences dans un contexte où nos sociétés sont devenues vulnérables, semble désormais une nécessité. On le constate, l’ANR a du activer sa procédure six fois en une décennie pour étudier des phénomènes de crises liées à des risques naturels, sanitaires ou des évènements sociaux. La Commission Européenne dans ses orientations pour Horizon Europe[3] l’a pro parte assimilé avec son futur défi « Sécurité civile pour la société ».
En France, ce type de recherche transversale est très peu soutenue par les ministères ou par les organismes de recherche et pourtant beaucoup de dysfonctionnements observés actuellement dans la crise du Covid-19 auraient pu trouver des solutions techniques et opérationnelles issues d’une recherche menée en amont et auraient pu réduire les impacts sanitaires et économiques, à l’instar de ce que l’on observe en Allemagne et en Corée où les transferts de la recherche sont plus performants.
Cela nécessite également d’imaginer des systèmes multidisciplinaires d’observations des crises mobilisables à déployer immédiatement dès que les signaux faibles apparaissent, alors que la plupart des observatoires scientifiques (hormis les surveillances sanitaires, sismique et hydrologique) ne sont adaptés que pour fonctionnement en régime normal. Ces systèmes pourraient être activés et soutenus par les agences de financement. L’implication des parties prenantes et utilisateurs de la recherche est fondamentale sur cet aspect tout particulièrement en amont de la crise, car ils ne peuvent collaborer en recherche sur le temps de la crise. Cela plaide donc pour des actions de long terme hors période de crise avec ces acteurs pour être prêt le moment venu.
La recherche en temps de crise devrait également pouvoir faire appel à des approches de sciences participatives. Paradoxalement, cela est très peu mis en avant par les agences de financement et pourtant on peut se prêter facilement à imaginer différentes actions utiles et pertinentes de recherches impliquant les citoyens.
La notion de science ouverte doit être au cœur des instruments de la recherche en temps de crise. L’exemple du Covid-19 montre un essor important des plateformes collaboratives de recherche. Bon nombre d’agences ou des éditeurs prestigieux comme Nature avec Crowdfight Covid19 et ses 35000 volontaires, ont mis en place ce type d’instrument. C’est probablement là que se situe l’innovation en matière d’organisation de la recherche la plus prometteuse en temps de crise.
En conclusion, la fréquence des crises et leurs impacts dans notre monde moderne et relativement vulnérable sont tels, que cela devrait inciter les dirigeants à mieux intégrer ce type d’évènements dans les politiques scientifiques.
Les risques et leurs conséquences sont encore insuffisamment considérés comme des objets de recherche à part entière car ils nécessitent des approches systémiques, complexes et un fort décloisonnement des communautés scientifiques, y compris à l’intérieur même des agences de financement de la recherche. Les évènements exceptionnels sont pourtant des moments où la science peut se montrer particulièrement créative et générer des innovations peu probables en période conventionnelle.
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Prochaine chronique vendredi 14 avril à 16H:
Renforcer l’impact de la science – nouvelles pratiques de programmation et de pilotage
[1] https://www.nsf.gov/geo/opp/opp_advisory/briefings/may2010/gpg_rapid_eager.pdf
[2] https://anr.fr/fr/lanr-et-la-recherche/instruments-de-financement/flash/
[3] https://ec.europa.eu/research/pdf/horizon-europe/ec_rtd_orientations-towards-the-strategic-planning.pdf