Intervention de François FORT, Directeur Général de RIST, le 9 juin au congrès CURIE à Pau :

Je remercie les organisateurs de cet atelier de m’avoir invité pour échanger sur « NIH » : ce qui m’intéresse dans ce thème, c’est que le thème du NIH ne m’a jusqu’à présent jamais intéressé. Et ça m’intrigue beaucoup : j’enseigne la GRH des innovateurs et le pilotage du changement à Dauphine, et j’anime  quatre programmes de recherche dont trois sur le management de la recherche et un sur le management de l’innovation ; je développe une entreprise (RIST = Research, Innovation, Science and Technology) qui comporte 20 universitaires prestigieux (10 Français et 10 étrangers), 10 consultants senior tous plus ou moins spécialistes de l’innovation, 10 dirigeants R&D et Innovation de grands groupes, et personne ne parle de NIH, ce concept n’intéresse personne, nous n’en avons pas trace dans nos programmes de recherche et nos offres, et ce n’est pas évoqué non plus lors des réunions de notre conseil scientifique…Etrange.

Peut-être est-ce simplement parce que nous sommes passés à côté d’un thème majeur ? C’est possible, restons humbles. Ou comme je le crois plutôt parce que ce n’est pas là le vrai problème, le nœud conceptuel opérant, qu’il faut étudier et qui mène à l’action concrète. Les problèmes sont ailleurs, à côté, en dessous, ou peut-être en amont, et c’est ce que je vais essayer d’explorer avec vous. NIH, c’est un peu comme la flamme, ce phénomène envoutant que les alchimistes essayaient de comprendre et de modéliser au moyen âge par des approches variées et poétiques, jusqu’au jour où Lavoisier théorisa la combustion, ce qui calma tout le monde. Nous essaierons, en quelque sorte, de faire les petits Lavoisier du NIH.

Je présenterai rapidement ce qui me paraît être trois champs opérants.

NIH est un concept creux, non opérant d’abord parce qu’il repose sur un présupposé farfelu selon lequel une idée, une invention, une innovation serait l’œuvre d’un seul individu. Un individu seul ou un collectif encastré dans une organisation. Or tout le monde sait, en tout cas les équipes que j’anime le constatent quotidiennement, que les idées, les inventions sont des produits issus de collectifs très larges, composés de parties prenantes internes et externes ; qu’on le veuille ou non, qu’on « soit » NIH ou pas, c’est généralement ainsi! Et s’ajoute la profondeur historique : le fait que l’idée nait d’influences plus ou moins anciennes, de filiations engageant là aussi des acteurs internes ou externes. L’image du « gars génial » qui tout d’un coup a une idée dans son garage, quoique sympathique, est une escroquerie, au double plan de l’abus de prestige et de la captation d’argent (car il y a un vrai problème, de vrais enjeux de propriété intellectuelle). Je suis personnellement prêt à faire le constat d’une sorte de communisme des « idées », même si cela ne m’enthousiasme pas quand il s’agit des miennes…

Illustrons par un exemple. RIST a aidé un Grand Groupe français, que je ne peux citer, à déployer un logiciel pour tracer les idées, comportant des fonctions de travail collaboratif. C’est une sorte de cahier de laboratoire informatisé, permettant d’organiser le processus qui va de l’idée au brevet. Ca sert aussi à échanger autour des idées tout au long des processus, et à rémunérer les apporteurs d’idées en fonction de leur niveau de contribution constaté. C’est très intéressant : on y voit comment les idées apparaissent, sont triturées, malaxées par une foule de gens, internes et externes, et à quel point finalement on les reconnaît peu quand elles ressortent du tunnel qu’est le processus d’innovation. De nombreux acteurs internes ET externes s’y engagent. Et l’image du tunnel est bien mal venue : on ferait mieux de parler de joyeuses auberges espagnoles…Sur la plasticité d’un concept, sa capacité à se segmenter, à capter et phagocyter un autre concept, on pourra lire, par exemple, l’ouvrage de Deleuze et Gattari qui s’appelle « Qu’est-ce que la philosophie » (chapitre « qu’est-ce qu’un concept »)…

Et le premier idéateur entré dans le logiciel, celui qui aurait eu l’étincelle initiale, encore faudrait-il qu’il reconnaisse toute la filiation, tout l’héritage, toute l’origine multiforme, l’amont fait de multi jaillissements, qui fait que finalement, si l’on considère l’amont et l’aval de l’étincelle, pas grand-chose du patrimoine ne peut être mis à son actif.

Faisons maintenant, pour compléter, une comparaison avec les domaines de l’art, fréquemment convoqués pour aiguillonner nos processus d’innovation mollassons. Voyez par exemple l’incroyable rôle qu’a eu un compositeur d’opéra vénitien peu connu qui s’appelle Francesco Cavalli, qui a créé (avec quelle filiation amont ?) toutes les structures musicales et les répertoires thématiques qui feront le succès des opéras mozartiens et véristes, mais aussi de Purcell, Lully, etc… Et ceci beaucoup plus fortement que ne l’a fait Montéverdi lui-même, en parallèle avec ce dernier et les florentins de la camérata !…Les influences se mêlent, entrent en résonnance, déterminent en grande partie la création du présent, et cela sans frontière. Mais les artistes et les « business innovateurs » ont tendance à combattre l’idée d’une filiation, d’un héritage, de ce que j’appelle les « mécanismes phylogénétiques ». Certains, il est vrai, sont trop occupés à produire leur œuvre et ne font pas de comptabilité d’épicerie avec leur propriété intellectuelle. Mozart, par exemple, reconnaît sans problème l’influence qu’a eu Bach sur son œuvre, beaucoup de ses pièces majeures puisent avec respect et transparence dans la source qui n’est qu’un maillon du phylum.  Cette passion généreuse, peut-être est-ce la cause de ses problèmes d’argent ? Mais beaucoup d’artistes ne veulent pas entendre parler des influences, encore moins de filiation, qui rabaisseraient leur mérite et compromettrait leurs droits d’auteurs. Ce phénomène psychologique et social (et quelque part également économique) a été étudié par des chercheurs académiques, et l’on pourra lire avec profit dans ce registre l’ouvrage d’Harold Bloom dont le titre est évocateur : « l’angoisse de l’influence en littérature ».

Voila un premier thème opérant, ouvrant vers des sujets qui doivent être regardés de près : comment construire une théorie des multi-acteurs innovateurs qui dépasse la fausse unicité d’un démiurge idéateur, qui intègre la dimension collective, systémique (et non pas linéaire et séquentielle), qui invite réellement le client au banquet tout au long du processus, qui fait se mixer l’interne et l’externe, l’idéation et le filtrage des idées…Et, soit dit en passant, comment en tirer des conséquences pour nos pratiques de propriété intellectuelle ? Mon entreprise de conseil, RIST, travaille sur ces questions.

J’introduirai le second point à l’aide d’un exemple concret. RIST est intervenu dans un autre grand groupe pour mettre au point une méthode d’accompagnement de carrière des chercheurs et des experts, il y a quelques années ; entreprise qui voyait alors dans sa R&D un lieu magique et original qu’il convenait de protéger, de, disons le mot, « bunkeriser » afin de ne pas la soumettre aux influences extérieures et de ne pas dilapider les pépites différenciantes produites dans les laboratoires. En fait, nous avons vu lors des faces-à-faces avec les 50 chercheurs de l’échantillon, qui s’exprimaient dans l’intimité d’une bulle protectrice de confidentialité, l’importance de leurs réseaux externes et des multiples influences qui s’y exerçaient et qui s’immisçaient dans l’organisation de toute part (Key Opinion Leaders, professeurs formant tous les étudiants de la même manière et gardant des contacts, réseaux personnels quasi intimes informels et non déclarés de chaque chercheur, relations long terme avec des mentors externes prestigieux à qui l’on dit tout,  etc…). Un an après, voila les patrons R&D s’arrachant les cheveux devant le constat d’une homogénéité entre les Majors du secteur quant aux stratégies, aux processus R&D et innovation, et aux technologies qui en résultaient. Finalement, on a vu dans mon premier point que l’idée d’inventer « ici » n’a que peu de fondement, on voit dans ce second point que, même si une organisation se fait violence pour créer un « ici protégé » en charge de produire de la différenciation, les fuites vers et de l’extérieur mènent à une homogénéisation des productions. En réaction, c’est ce qui a généré notre programme de recherche et de conseil « Innover pour se différencier ».

Le troisième et dernier sujet-clef, que j’ai déjà effleuré, et qui mérite, à mon sens, notre attention, c’est celui de la culture d’entreprise. Le fameux ADN mythique qui ferait qu’on produirait des choses spéciales dans une organisation unique aux individus socialisés, comme dans une tribu amazonienne décrite par Levi-Strauss. Il y aurait de ce fait des « Actifs Spécifiques Humains », concept né chez les économistes et abondamment repris en Gestion des Ressources Humaines, traduisant le fait que les acteurs ont des compétences acquises dans un contexte, et qui ne peuvent pleinement s’exprimer que dans ce contexte. Reconnaître cela, ce serait l’occasion de mettre un peu d’eau dans notre vin…A supposé que les fuites à travers le béton des bunkers puissent être colmatées…

Mais nous devons être particulièrement prudents vis-à-vis de ce concept de culture d’entreprise, qui est apparu étrangement dans les années 80, au moment précis où disparaissaient (ou se diluaient), du fait de la financiarisation/globalisation, ces entreprises-mêmes qui avaient en elles quelque chose des tribus, et qui comme elles n’en étaient bien sûr pas particulièrement conscientes. Bien souvent, dans notre réalité contemporaine, la culture n’est plus qu’une nostalgie, qu’un voile cosmétique, qu’une tactique de Dirigeant conçue pour nous dire comment agir et penser, au moins en apparence, afin de normaliser les individus a minima. Au total, y a-t-il une spécificité ? Des « Actifs Spécifiques Humains » qui innoveraient différemment des autres ? Peut-être, mais je crois cela surestimé. La culture d’entreprise, bien souvent, n’existe pas vraiment ; les individus aujourd’hui n’y sont pas soumis, ils n’y adhérent pas. Ils ne sont plus mariés avec leur entreprise, pour le meilleur et pour le pire. Voila la troisième série des vraies questions. Comment décrypter ces évolutions majeures des relations entre employeurs et employés, entre innovateurs et organisations, évolutions qui s’accélèrent actuellement, fondant les bases d’un nouveau contrat psychologique et de nouveaux jeux d’acteurs nomades? Quels sont les « ici » de l’innovation quand organisation et innovateurs divergent ? Et comment en tenir compte dans une refondation des théories et pratiques de la PI ? Dans la gestion des mobilités de chercheurs et d’innovateurs ?

RIST mène justement des programmes de recherche-action, et déploie du conseil dans les domaines suivants, entre autres :

  • construction de processus d’innovation systémiques
  • compréhension des réseaux complexes de recherche et d’innovation, et accroissement du leadership
  • pourquoi et comment se différencier ?
  • ingénierie responsable des cultures organisationnelles
  • mobilité des chercheurs et des innovateurs.

Nous ne le regrettons pas et allons oublier le concept de NIH…