Par Pascal CORBEL – Professeur de gestion à l’Université Paris Saclay, co-animateur du metaRISTLab, directeur de projets et consultant chez RIST Groupe
Ce débat est à la une de l’actualité depuis quelques semaines et a pris une nouvelle tournure depuis que le Président des Etats-Unis, Joe Biden, a pris position en faveur de l’abandon de ces brevets. Cette position a eu d’autant plus d’impact que trois des quatre grands laboratoires approvisionnant le monde occidental en vaccins sont américains. Comme beaucoup de débats en ce moment, ce dernier donne lieu à des positions très péremptoires de personnes diverses n’ayant aucune expertise sur le sujet. Nous tentons ici de démêler les principaux éléments qui pourraient influencer une décision qui, en réalité, est tout sauf évidente.
Rappelons ici les arguments des deux camps. Du côté de ceux qui sont pour l’abandon, on trouvera des personnes qui sont contre les brevets en général, et particulièrement dans le domaine de la santé. L’argument est alors que ces derniers confèrent un avantage trop important à des laboratoires pharmaceutiques amassant des dizaines milliards de dollars de profits pendant que des parties entières de la population mondiale n’ont pas accès à certains médicaments essentiels. Mais ils sont cette fois alliés à de nombreuses personnalités – dont des personnalités du monde médical et politique, Emmanuel Macron lui-même semblant hésiter sur le sujet – ne remettant pas en cause le principe même du brevet mais prenant en compte le caractère exceptionnel de cette pandémie et la nécessité de vacciner le plus vite possible l’ensemble de la population mondiale, à la fois pour des motifs humanistes évidents et, même égoïstement, pour éviter l’émergence de nouveaux variants. Katherine Tai, représente américaine à l’Organisation Mondiale du Commerce indique ainsi, tout en précisant que « L’administration croit fermement aux protections de la propriété intellectuelle » qu’il « s’agit d’une crise sanitaire mondiale et les circonstances extraordinaires de la pandémie du Covid-19 appellent à des mesures extraordinaires. »
Du côté de l’industrie pharmaceutique, on réplique à la fois que cette mesure n’augmenterait pas l’approvisionnement en vaccins, pourrait aboutir à un moindre contrôle des chaînes logistiques et donc à l’arrivée de vaccins contrefaits, et envoie un signal délétère qui pourrait freiner le développement futur de nouveaux vaccins, en particulier face à de nouveaux variants.
En fait, comme souvent, les arguments des deux camps ne sont pas faux mais demandent à être nuancés, aboutissant à un tableau beaucoup moins tranché que celui que l’on trouve dans le discours des tenants des deux parties au débat.
Le débat sur la pertinence des brevets dans le domaine pharmaceutique dépasse un peu le cadre de cet article. Mais rappelons tout de même quelques éléments de ce débat. Le brevet est au cœur du modèle d’affaires des laboratoires pharmaceutiques. Ils mènent en effet des activités de R&D importantes dans l’optique de développer des traitements dont une toute petite partie seulement atteindra le marché. Les phases du développement d’un médicament sont longues et coûteuses. Nous sommes désormais familiers des étapes « essais cliniques de phase 1, de phase 2, de phase 3 ». Mais le rythme exceptionnel adopté pour les vaccins, ne doit pas faire croire que l’ensemble dure un an ! Les vaccins sont plus rapides à développer que les médicaments et ceux qui sont sortis ont bénéficié de procédures accélérées à tous les niveaux. Pour un médicament, il faut en général compter 10 à 12 ans d’essais et de procédures avant une hypothétique mise sur le marché (qui ne concernera qu’une infime minorité des candidats ayant entamé ces essais). Dès lors, on comprend aisément qu’aucune entreprise à but lucratif n’acceptera de mener à bien ces efforts si dès sa sortie son médicament ou son vaccin sont copiés par des concurrents n’ayant pas eu à supporter ces frais[1]. Cela explique que tous les pays ayant une industrie pharmaceutique acceptent les brevets sur les médicaments. Même l’Inde, devenue championne du monde du générique grâce à une législation spécifique sur le sujet, a fini par en accepter le principe sous certaines conditions. Cela ne disqualifie pas les arguments de ceux qui réclament un accès aux médicaments essentiels à l’ensemble de la population, dont les actions ont pu amener des laboratoires pharmaceutiques à infléchir leurs positions et à fournir des médicaments à prix coûtant ou à faible marges dans certains pays[2]. Mais cela signifie qu’un tel débat ne peut pas être tranché dans le contexte très particulier d’une pandémie mondiale. Nous allons donc nous concentrer sur les arguments concernant l’abandon des seuls brevets sur les vaccins contre la covid et non l’abandon des brevets pharmaceutiques en général.
L’opposition entre les deux camps se joue aussi bien sur la question de l’effet à court terme sur la production que sur les effets induits par la suite en termes de conception de nouveaux vaccins.
Concernant la fabrication des vaccins, l’argumentation des pro-abandon semble assez simple et logique. Nous voyons tous que la campagne bute sur des problèmes de production. Si tous les laboratoires du monde pouvaient fabriquer ces vaccins, cela conduirait nécessairement à une accélération de la campagne. A cela, les laboratoires répliquent que la production bute en réalité sur l’approvisionnement de certaines matières premières et que la fabrication de ces vaccins exige des compétences spécifiques.
Nous ne tomberons pas dans le même piège que beaucoup d’experts improvisés en prenant une position tranchée alors que nous ne disposons pas de toutes les informations sur les approvisionnements en matières premières, sur le contenu même des brevets concernés (un brevet est publié en Europe 18 mois après son dépôt) et encore moins sur les compétences nécessaires pour mettre en œuvre la production de ces vaccins. Mais il est certain que l’assertion selon laquelle la « libération » d’une technologie brevetée conduirait automatiquement à une production à très grande échelle est simplificatrice. Un brevet, pour être valable, doit certes décrire une invention de manière suffisamment précise pour qu’elle puisse être mise en œuvre. Mais « mise en œuvre » ne signifie pas – sauf si le brevet porte justement sur un procédé, et encore… – donner toutes les clés pour une fabrication à grande échelle, pour un coût raisonnable et avec le niveau de garantie qualité que l’on attend pour un vaccin. On voit que les laboratoires concernés se sont presque tous lancés dans des accords de transfert de technologie conduisant de fait à une multiplication des sites de production, mais qu’il faut à chaque fois plusieurs mois pour que la production ne commence effectivement, ce qui semble aller dans le sens de leur argumentation. L’abandon des brevets n’accélérait pas ces transferts. Si les directions des laboratoires concernés n’étaient guidées que par la seule recherche du profit maximum, il devrait même les ralentir puisque le temps passé par leurs ingénieurs et scientifiques sur les sites de leurs concurrents ne serait plus rémunéré. Il est fort possible, toutefois, que le degré de complexité du transfert de technologie varie en fonction du type de vaccin, en particulier selon qu’il s’agit d’un vaccin mobilisant des technologies classiques et donc sans doute maîtrisées par de nombreux fabricants dans le monde (on peut penser que c’est le cas des vaccins AstraZeneca et Johnson & Johnson, à vecteur viral) ou de ceux qui sont fondés sur la toute nouvelle technique de l’ARN messager mobilisée par les vaccins BioN’Tech / Pfizer et Moderna.
Les laboratoires ajoutent que l’abandon des vaccins aboutirait à une moindre maîtrise des chaînes logistiques et donc au risque d’arrivée de vaccins falsifiés sur le marché. Cette assimilation entre le respect de la propriété intellectuelle et les risques de qualité liés à la contrefaçon est un argument classique des laboratoires[3]. Le fait qu’il s’agisse d’un argument de lobbying coutumier ne le discrédite pas pour autant complètement. Il est certain que le fait de ne plus avoir besoin de signer un contrat avec le laboratoire à l’origine du vaccin pourrait conduire à l’arrivée sur le marché d’acteurs moins encadrés (dans le cadre d’un contrat de licence ou de transfert de technologie, ces laboratoires engagent leur réputation et choisissent donc des partenaires présentant toutes les garanties). Cela nécessiterait une vigilance particulière des pouvoirs publics sur la question mais on ne peut garantir qu’ils soient capables de prévenir ce type de problème dans tous les pays, et notamment dans les pays où l’infrastructure de santé est la moins développée, qui sont ceux qui sont perçus comme ceux qui bénéficieraient le plus d’un abandon des brevets.
Il est à noter que cet argument pourrait paraître contradictoire avec celui voulant que les processus de fabrication soient tellement complexes que l’abandon des brevets ne suffirait pas à élargir la production. Il ne l’est toutefois pas complètement dans la mesure où la pénurie de certaines matières premières peut justement conduire à des substitutions un peu hasardeuses et où la complexité peut résider dans la fabrication en masse avec le même niveau de qualité que celui des laboratoires à l’origine des vaccins, et non de la production tout court (notamment pour les vaccins à vecteur viral).
La conclusion est donc mitigée. On ne peut exclure que certains laboratoires n’ayant pas signé d’accord à ce jour seraient en mesure de fabriquer des vaccins, notamment les vaccins « classiques » d’AstraZeneca et Johnson & Johnson, qui sont aussi ceux qui sont les plus adaptés aux pays ne disposant pas d’une infrastructure logistique adaptée aux fragiles vaccins à ARN messager. Pour autant, il ne faut pas imaginer une explosion de la production dans les semaines qui suivraient l’abandon de brevets et on ne peut totalement exclure une moindre maîtrise du niveau de qualité.
Qu’en est-il concernant le signal envoyé sur la création de nouveaux vaccins ? Il convient là aussi d’être nuancé. La situation est effectivement exceptionnelle et il serait tout aussi simplificateur de penser qu’une telle décision mettrait fin à toutes les recherches sur de nouveaux vaccins par des entreprises privées. Toutes les législations prévoient d’ailleurs la possibilité d’imposer des licences à des détenteurs de brevets pour des raisons de santé publique, ce qui est conforme aux règles de l’OMC. Et il serait difficile d’arguer que ce serait un abus d’activer cette possibilité face à une pandémie qui a fait au moins 3 millions de morts en 18 mois ! Donc, oui, cela crée un précédent, mais non, cela n’ouvre pas la porte à un abandon systématique des brevets dans le domaine de la santé.
Il convient également de prendre en compte un autre élément : face à l’urgence de la situation, les états ont abondamment aidé ces laboratoires dans leurs dépenses de R&D, soit via des subventions directes, soit via des précommandes qui ne seraient pas remises en cause si les brevets étaient abandonnés. Voilà qui réduisait fortement le risque pour les laboratoires concernés, dont les investissements résiduels ont déjà été rentabilisés sur les marchés des pays les plus avancés. De ce point de vue, le diable se cachera sans doute dans les détails des décisions prises. Il faudra sans doute distinguer entre les vaccins ayant bénéficié de subventions massives et de précommandes et d’autres projets. Il est évident qu’une décision concernant tous les brevets portant sur des vaccins contre la covid-19 pourrait mettre en difficulté des startups travaillant sur des vaccins alternatifs, que nous pourrions regretter de ne pas avoir si émergeait un variant résistant aux vaccins actuels.
On voit que nous sommes loin des positions tranchées. Il faut sans doute trouver un moyen pour accélérer les transferts de technologie des laboratoires concernés vers d’autres fabricants potentiels. Est-ce que cela doit passer par un abandon des brevets ? En réalité, ce qui est plutôt en jeu est la mise en place d’un régime de licence obligatoire, ce qui n’est pas à exclure s’il s’avère que les laboratoires ne font pas réellement tout leur possible pour accélérer la production et rendre leurs vaccins disponibles pour l’ensemble de la population mondiale, mais sans faire croire que cela serait une solution simple pour résoudre le problème de l’approvisionnement en vaccins. Et, le cas échéant, cela n’exclut pas de mettre quelques garde-fous contre les effets pervers potentiels. Lesdites licences pourraient par exemple être rendues obligatoires uniquement envers des producteurs déterminés en fonction des garanties qu’ils offrent et, sans être excessivement coûteuses bien évidemment, ne seraient pas nécessairement gratuites, pour amener à un transfert de technologie effectif et non à la simple mise à disposition de contenu de brevets sans autre implication du laboratoire d’origine… Mais cela implique de sortir d’un simple débat « pour ou contre l’abandon des brevets sur la covid-19 ».
[1] Cela explique que les laboratoires pharmaceutiques soient des acteurs actifs des coalitions d’influence en faveur de systèmes de brevets forts (voir par exemple Attarça, M. et Corbel, P. « Propriété intellectuelle & capture des rentes d’innovation : un pas de plus dans l’intégration des actions d’influence politique dans la stratégie générale de l’entreprise », Finance Contrôle Stratégie*, vol.21, NS n°3, 2018, http://journals.openedition.org/fcs/2481).
[2] Voir par exemple Craig Smith N., “Corporate Social Responsibility: Whether or How?”, California Management Review, vol. 45, n° 4, 2003, p. 56-58.
[3] Voir par exemple Corbel, P. « La lutte contre la contrefaçon dans les stratégies des entreprises du médicament » in H. Gaumont-Prat, Contrefaçon, médicaments falsifiés et santé publique, LGDJ, Lextenso éditions, 2015, p.79-90.
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