Un article de Denis Chenevert (Professeur à HEC Montréal, Directeur du Pôle Santé, Codirecteur du Pôle Métiers des Dirigeant(e)s, écrit pour le colloque du metaRISTLab 2021 « Contrôle et Liberté »
Les actes complets sont à paraître fin 2021
Le débat entre contrôle et liberté dans les organisations de santé a été fortement intensifié lors de la présente pandémie de Covid-19. Comment, en contexte de crise, peut-on optimiser la prise de décision lorsque le temps n’est plus une ressource disponible et que les structures sont fortement centralisées ? Ce dilemme s’inscrit dans un débat historique entre les besoins de différenciation propre aux opérations (liberté) et les besoins d’intégration propres aux processus (contrôle) (Lawrence et Lorsch, 1961). En contexte de crise, le besoin de différenciation est exacerbé par l’urgence des décisions devant être prises sur le terrain par les acteurs opérationnels (personnel soignant), alors que les acteurs administratifs fonctionnent dans une logique d’intégration basée sur la gestion des processus. Ces deux logiques doivent fonctionner dans un certain équilibre permettant à la fois l’apprentissage du système et son développement, tout en maintenant l’agilité décisionnelle, d’où l’existence d’une tension récurrente entre ces deux logiques de fonctionnement.
La pandémie a mis en lumière les besoins profonds de transformations pour répondre à la lourdeur de la structure bureaucratique actuellement en place et fortement orienté sur le contrôle. Les quarante chefs médicaux sondés dans ce post-mortem de la première vague Covid-19 au Québec ont souligné les écueils d’une centralisation à outrance et d’un contrôle absolu de la prise de décision accentuant ainsi les délais dans les opérations et une incompréhension des réalités cliniques. La complexité des structures de contrôle est telle que les médecins ne savent plus à qui s’adresser pour obtenir les autorisations nécessaires pour organiser les soins de façon adéquatement en contexte de crise sanitaire. Face à cette situation, l’équipe médicale a décidé de façon autonome de créer sa propre cellule de crise indépendante des structures actuelles de gouvernance. La création de cette cellule de crise médicale était une façon pour les médecins de gagner en autonomie et d’avoir l’opportunité de prendre les bonnes décisions au bon moment. Cette cellule de crise improvisée ne semblait pas avoir été bien accueillie par la direction générale, car elle semblait hors du contrôle des mécanismes de gouvernance en place et peu réceptive aux gestionnaires administratifs. Cette initiative n’était pas étrangère à une certaine perte de confiance du corps médical envers l’administration de l’établissement de santé autant avant, que pendant la pandémie.
De plus, cette gouvernance administrative intra et extra-hospitalière inefficace en contexte de crise a généré un nombre important d’informations non coordonnées ainsi qu’une fréquence élevée des communications, dont le contenu, souvent contradictoire, a contribué au manque d’organisation et à certaine confusion lors de la première vague de la Covid-19. Il s’agit là d’une des principales insatisfactions rapportées en lien avec la gestion de la pandémie. Les directives ministérielles et celles en provenance de la santé publique changeaient constamment et n’étaient pas adaptées aux réalités du terrain, ce qui a généré beaucoup de stress et d’angoisse chez le personnel soignant. Il devenait impossible de suivre les consignes à un point tel que chacun décidait d’établir ses propres consignes, ce qui a également généré de la confusion entre les différents sites d’un même établissement et entraîné des vices de procédures pouvant mettre à risque la santé des patients et du personnel. En fait, les médecins avaient la nette impression que les informations en provenance des différentes instances décisionnelles étaient significativement en retard sur la réalité terrain.
Qu’est-ce que cette étude de cas nous enseigne sur les concepts de contrôle et de liberté?
Elle nous enseigne que liberté et contrôle ne sont pas des antagonismes, mais des finalités devant cohabiter pour le bien commun au sein d’un même mode d’organisation du travail. On comprend donc qu’il faut désormais adopter des stratégies fournissant un cadre de travail qui privilégie l’interaction directe entre les équipes de travail et l’écosystème des partenaires et des clients. C’est dans cette perspective que l’évolution des structures organisationnelles vers davantage d’agilité cherche non seulement à contrer l’asymétrie d’information dans les organisations, mais également à minimiser les problèmes posés par la rationalité limitée des acteurs (Greenan et Walkowiak, 2010). Par conséquent, être une organisation agile signifie une rupture avec la spécialisation dans les entreprises soit en développant des postes de travail avec une étendue de contrôle élargi favorisant plus de communication horizontale et plus d’autonomie, donc de liberté, tout en assurant la coordination des actions de tout un chacun.
C’est dans ce contexte que les organisations agiles et organiques se distinguent des organisations traditionnelles et bureaucratiques. Elles sont centrées sur les buts et non sur les profits, sur les clients et non sur l’interne. Elles adoptent un réseau d’équipes flexibles et non la hiérarchie, une organisation du travail agile et responsabilisante et non des interactions bureaucratiques et en silo. Elles misent sur la gestion des talents individualisée et non sur une approche universelle. Les changements y sont continus et sont vus comme des processus d’apprentissage plutôt que d’être réduit à la notion de résistance au changement qui est associé à l’approche traditionnelle de transformation des organisations (Deloitte Development LLC, 2019).
Cette agilité, prémisse d’une certaine liberté, atteint son apogée dans les formes d’organisations dites « Holacratiques » (Robertson, 2015). Cette approche propose une structure de gouvernance inspirée des systèmes vivants reposant sur des principes d’autogestion. Dérivée du concept « holon » emprunté de la philosophie, l’holacratie désigne une entité qui est à la fois un tout et une partie d’un tout plus grand. Comme l’illustre la figure 1, cette analogie exprime parfaitement la structure d’une organisation « holacratique », soit des cercles dédiés à des zones de responsabilités à réaliser composées de personnes pouvant jouer de multiples rôles (concept de liberté), ces cercles constituant un plus grand cercle fonctionnel (concept de contrôle).
Figure 1 – L’holacratie : une structure cellulaire
Source : https://medium.com/social-evolution/what-should-replace-democracy-aa7f4735d835
Les membres d’une organisation de type « holacratique » partagent la responsabilité du travail, l’autorité sur la façon dont les objectifs sont atteints, la discrétion sur l’utilisation des ressources et la propriété des informations et des connaissances liées au travail. Les employés et équipes sont autonomes et autogérés et l’organisation offre un environnement dans lequel les gens peuvent être intègres et se sentir libres de s’exprimer et de contribuer au mieux de leur capacité (Lee et Edmondson, 2017). Il faut bien comprendre que le but premier est de laisser les équipes responsabilisées décidées autour d’une logique de rôles partagés et non de poste à l’image du courant des « self-managed teams ».
Trois principes guident ce mode d’organisation :
- La conception des rôles et des responsabilités correspond aux capacités individuelles à travers l’organisation;
- La prise de décisions se rapproche des opérations et des nouveaux besoins du marché;
- Les membres partagent la responsabilité du travail et l’autorité.
Malgré l’idée maîtresse de cette approche basée sur le postulat que les personnes et les équipes se forment et se gouvernent elles-mêmes, il est impératif qu’elles soient imbriquées dans une structure plus large, qu’elles aient, néanmoins, la latitude de façonner ou d’affiner. Il ne faut surtout pas croire que cette approche constitue une panacée en soi. Malgré les promesses véhiculées par cette approche, plusieurs limites sont également soulevées (Bernstein et al., 2016). De plus, les organisations holacratiques se voient obligées de ratifier une constitution, un document vivant décrivant les règles selon lesquelles les cercles sont créés, modifiés et supprimés. Les équipes (ou cercles) doivent donc opérer dans le cadre d’un ensemble de directives formelles qu’elles contribuent cependant à concevoir (Kamensky, 2016).
Comment ces logiques peuvent-elles s’opérationnalisation dans des mégastructures centralisées que sont les établissements de santé ?
La littérature est explicite sur le sujet, les médecins et les gestionnaires fonctionnent selon deux logiques dont la conciliation comporte d’immenses défis, soit les logiques professionnelle (liberté médicale) et managériale (contrôle administratif). Les gestionnaires assurent les processus administratifs dans le respect des normes et des contraintes, les médecins sont dans les opérations et fonctionnent selon des cycles rapides de résolution de problème pour les patients qu’ils soignent. C’est dans cet esprit que le concept de gouvernance clinique et de cogestion prend tout son sens afin de concilier liberté et contrôle. La gouvernance clinique est l’espace situé entre le système de gestion et le système clinique. Ce nouvel espace de mobilisation des savoirs et des relations inclut et laisse place à l’émergence d’initiatives managériales et cliniques favorisant la qualité des soins et services, l’excellence clinique et la performance du système (Rondeau et al., 2019). Elle vise à rapprocher le système clinique (liberté médicale) et le système de gestion (contrôle administratif) vers l’atteinte de l’excellence et à impliquer les acteurs concernés dans l’implantation d’initiatives de qualité en leur conférant une imputabilité et une responsabilité face aux initiatives mises en œuvre. Cette cogestion signifie, dans sa plus simple expression, une gestion commune. Elle sous-entend une complémentarité des expertises dont on ne pourrait se passer. Elle n’est pas le propre de la santé; outre ce domaine, elle est aussi répandue dans les milieux où on retrouve une composante professionnelle forte du cœur de métier, comme la mode, les arts, et la gestion des ressources naturelles. La cogestion est une dyade formée d’un professionnel clinique (souvent, mais non exclusivement issu de la profession médicale) et d’un professionnel occupant des fonctions managériales (gestionnaire, cadre), conjointement responsable de la réalisation d’un mandat commun et/ou de l’atteinte d’objectifs. Ils tirent généralement parti de l’expertise et de l’influence de l’un et de l’autre dans leurs domaines respectifs (Rondeau et al., 2019).
Par la nature du problème et son urgence, la pandémie est venue changer la donne et a agi comme catalyseur dans le développement des relations entre les gestionnaires et les médecins. Elle a mis en évidence la nécessité pour les cliniciens et les gestionnaires d’unir toutes leurs forces dans un seul objectif commun, et leur interdépendance mutuelle dans la gestion de cette crise. Le nombre de comités de travail, la fréquence et le taux de participation ont bondi en temps de pandémie. Le travail en cogestion s’est aussi intensifié. Et cette collaboration entre les médecins et les gestionnaires s’est posée comme la norme, voire l’unique solution pour mener le bateau à bon port. De façon générale, les barrières de la liberté et du contrôle se sont peu à peu estompées.
Ce mode de gouvernance clinique amène toutefois son lot de questions.
Jusqu’à quel point peut-on décentraliser totalement la décision et l’autorité lorsqu’il y a beaucoup d’interdépendance entre les responsabilités et les tâches que le personnel soignant doit accomplir ?
Comment gérer les conflits et les tensions entre les personnes dans un contexte d’équipe de cogestionnaires ? Comment fait-on les arbitrages ?
Comment gérer le contrôle par les pairs et les normes informelles de groupe auprès des personnes moins aptes à s’insérer dans le binôme de cogestion ?
Ces exemples de questions nous indiquent que dans les organisations complexes, le passage vers des modes de structuration et d’organisation plus décentralisées et autonomes renvoie à des enjeux majeurs de transformation à la fois systémique, humain, culturel et politique (Jacob, 2017). Peut-on penser un jour que les organisations publiques telles que les établissements de santé pourront migrer vers des structures de gouvernance innovantes à l’image de l’holacratie ? Pour répondre à cette question, il ne faut jamais perdre de vue les sages paroles de John Stuart Mill : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ».
Références:
Bernstein, E., Bunch J., Canner, N. and Lee, M. (2016), “Beyond the Holacracy : – HYPE – The overwrought claims and actual promise of the next generation of self-managed teams”, Harvard Business Review, July-August, 38-49.
Deloitte Development LLC (2019). Spans and Layers for the Modern Organization. 4 p.
Greenan, N., Walkowiak, E. (2010). Les structures organisationnelles bousculées par les nouvelles pratiques de management ? Réseaux, 162 (4), p. 73-100.
Jacob, R. (2017). Gestion de projets de transformation organisationnelle en contexte public. In B. Mazouz (sous la direction). Gestion de projets en contexte public (p. 280-303). Presses de l’Université du Québec.
Kamensky, J. (2016). Can Self-Managed Teams Work in Government? Government Executive, 8, 2 p.
Lawrence, P.R. and Lorsch, J.W. (1967), Source: Administrative Science Quarterly, Vol. 12, No. 1 (June), pp. 1-4.
Lee, M.Y., Edmondson, A. (2017). Self-managing Organizations: Exploring the Limits of Less-hierarchical Organizing. Research in Organizational Behavior, 35, p. 35-58.
Robertson BJ (2015) Holacracy: The New Management System for a Rapidly Changing World. Holt & Company, New York.
Rondeau, A., Brunet, M. et Kostiuk, É. (2019), « Adopter la gouvernance clinique : un mécanisme d’organisation et de fonctionnement des équipes de soins », Gestion, Vol. 44, No. 4., Hiver. 68-71.